Bioéconomie : origine, définitions et controverses

Bioéconomie : origine, définitions et controverses

Un des premiers penseurs de la bioéconomie en France est René Passet (1926 -) économiste, professeur émérite à l’Université de Sorbonne Paris 1.

Dans son ouvrage paru en 1979 « L’Economique et le Vivant », il étudie les relations entre l’économie et la biosphère, et utilise pour la première fois le concept de bioéconomie qu’il définit de la façon suivante : « Une économie subordonnée au respect des normes de reproduction de la biosphère. Ainsi l’économie se trouve incluse dans la sphère humaine dont elle ne concerne qu’une partie, laquelle sphère humaine est incluse dans la biosphère ».

Le concept a pour origine un constat :  les dommages causés à l’environnement ont changé de nature et d’échelle et/ou la perception qu’en ont les humains a changé de nature et d’échelle parce qu’ils sont porteurs d’impacts systémiques qui n’étaient pas perçus comme tels auparavant. Selon René Passet (Interview 2011 in Natures Sciences Sociétés vol. 19), tant que les atteintes constatées apparaissaient comme des phénomènes ponctuels et localisés (une marée noire, une pollution chimique), on parlait d’environnement, au sens de « ce qui nous entoure ». Ces évènements ponctuels étaient analysés comme des dysfonctionnements qui ne remettaient pas en cause la logique du système économique.

A partir des années 1980, cette perception évolue : ces atteintes peuvent être beaucoup plus globales sur la nature, les fonctions régulatrices du vivant elles-mêmes pouvant être menacées. « Il ne s’agissait plus d’environnement, mais de biosphère, au sens d’un système d’interdépendances complexe, autorégulé et autoreproducteur, dans la reproduction duquel la vie – et, par conséquent, la vie humaine – joue un rôle primordial. »

Pour certains économistes, cette prise de conscience a conduit à postuler l’existence d’un conflit de logiques entre un mode de développement économique qui soumet le vivant à sa propre rationalité et la préservation des mécanismes régulateurs de la nature, essentiels à la vie sur terre.

L’émergence d'une nécessité de préservation de la biosphère bouscule fortement depuis, le fonctionnement économique des sociétés contemporaines car elle met en cause assez radicalement les principes fondateurs de la science économique, notamment :

  • le postulat de la croissance économique à l’origine de la création de la science économique à la charnière des XVIIIème et XIXème siècle, dont l’objectif affiché est de trouver les moyens d’augmenter les richesses matérielles produites afin de réduire massivement la misère des populations,
  • le cadre d’analyse macro-économique de l’activité économique en particulier l’appareil statistique national mis en place après la Seconde Guerre mondiale, orienté vers la mesure de la richesse uniquement matérielle, dont l’indicateur emblématique est le PIB,
  • le cadre de référence micro-économique de l’activité de l’entreprise jusque dans les outils comptables retraçant ses coûts et ses recettes, qui en donnent une vision  totalement « hors sol » par rapport à ses impacts environnementaux et sociétaux.

Ainsi les tenants de la bioéconomie en tant « qu’économie subordonnée au respect des normes de reproduction de la biosphère », même s’ils débattent entre eux de cette définition et de ses applications, ont en commun d’engager une démarche de refondation de la place de l’économie dans nos sociétés : il s’agit de réorienter fortement les modèles de production et de consommation pour les subordonner à la biosphère et préserver ainsi les mécanismes régulateurs de la nature essentiels à la vie sur terre. Il s’agit également de revoir les outils d’analyse macroéconomique et microéconomique du bien-être, du progrès et de la richesse créée, pour prendre en compte d’autres critères que la richesse matérielle et intégrer la durabilité et la soutenabilité pour les générations à venir des modes de vie, de production et de consommation.

En parallèle de cette approche théorique à laquelle correspond un foisonnement de recherches et d’expériences en capacité de peser aujourd'hui dans le débat public, s’est construite une définition plus opérationnelle dans laquelle se rejoignent les pouvoirs publics et une partie des acteurs de l’économie telle qu’énoncée dans la Stratégie bioéconomie pour la France (2017) : « C’est l’économie de la photosynthèse et plus largement du vivant. Elle englobe l’ensemble des activités de production et de transformation de la biomasse qu’elle soit forestière, agricole et aquacole à des fins de production alimentaire, d’alimentation animale, de matériaux biosourcés, d’énergies renouvelables. » La notion de substitution est ici centrale car l’objectif principal est de réduire fortement le recours aux énergies fossiles dans tout le cycle de vie d’un produit ou d’un service rendu en leur substituant la biomasse.

Cette définition montre que les acteurs de l’action publique et de la sphère privée se sont emparés véritablement du concept de bioéconomie, en France comme au niveau européen et plus largement au niveau occidental (pour l'OCDE, voir "The Bioeconomy to 2030 : designing a policy agenda", 2009) ). Cette approche fonde aujourd’hui une partie des politiques publiques les plus volontaristes dont participe la Stratégie nationale pour la bioéconomie et son plan d'actions (2017-2018); elle est également au coeur du  Green Deal, proposé par la Commission européenne fin 2019. Elle va de pair pour ces acteurs, avec l’espoir d’un nouveau cycle de croissance propre, respectueux de l'environnement et préservant les ressources et la biodiversité, et également pourvoyeur d’emplois et gage de compétitivité au niveau mondial.

Elle permet aux acteurs, notamment économiques, de trouver des réponses considérées comme appropriées aux défis du changement climatique, de l’épuisement des ressources naturelles et des atteintes à la biodiversité.

Néanmoins de nombreux défis restent à relever :

  • le transfert au marché des innovations issues de la recherche et de l'innovation
  • la capacité aussi bien des chercheurs que des acteurs économiques à travailler de manière résolument transdisciplinaire pour développer des innovations et des solutions non seulement pertinentes mais aussi viables dans une double dimension économique/environnementale
  • la capacité à sortir de l'énergie fossile pour tous les acteurs sans perdre en compétitivité sur les marchés internationaux ce qui suppose que les procédés et modes de production verts puissent soutenir la comparaison avec les produits concurrents en termes de coûts de production, de prix, de qualité et de fonctionnalité (les défis auxquels sont confrontés les constructeurs automobiles sur la voiture électrique donnent une idée de la complexité du sujet)
  • le besoin de former suffisamment d’individus pour assurer le développement de la bioéconomie sous peine de devoir faire face à des goulots d’étranglement en termes de main d’œuvre mais aussi de fluidité des chaînes de valeur,
  • la capacité des entreprises à assurer la durabilité et la soutenabilité tout au long des processus de production et le long des chaînes d’approvisionnement
  • l'investissement de la recherche dans la mesure de la durabilité et de la soutenabilité réelles des activités de bioéconomie et dans l'évaluation de la capacité des ses activités à relever véritablement les défis environnementaux auxquels sont confrontés les sociétés etc …
  • la définition et la mise en oeuvre de politiques publiques efficaces et cohérentes permettant d'aligner vers l'objectif de développement de la bioéconomie, les politiques fiscales (notamment la taxation des acteurs les plus polluants), les réglementations, le soutien aux investissements verts, sans oublier les dispositions contenues dans les accords commerciaux internationaux
  • la gouvernance globale de la transformation de nos modes de production et de consommation alors même que les institutions parties prenantes de cette gouvernance sont soumises à tous les niveaux aux forces contradictoires des groupes d'intérêt publics et privés divergents, des exigences de la société civile, et des engagements à tenir au niveau européen et international

 Le champ de la recherche pour les acteurs reste donc encore immense, de même que les défis technologiques et industriels à relever …

Enfin certains travaux de recherche interrogent cette définition opérationnelle de la bioéconomie sur plusieurs points (voir notamment le Document de travail, n° 10, décembre 2015, CEP, MAA référencé ci-dessous) :

  • la tendance à considérer que les biotechnologies et la transformation du vivant en biomasse seront susceptibles de remplacer à terme les énergies fossiles et leurs dérivés ; dans cette conception n’apparaît pas le changement de paradigme fondamental conçu par les théoriciens de la bioéconomie ; l'objectif semble surtout d'intégrer le vivant  et ses potentialités à la logique économique pour faire face à l’épuisement des énergies fossiles et/ou à leur impact trop négatif sur l’environnement, ainsi qu’à la baisse de la biodiversité et au réchauffement climatique ; compte-tenu de la radicalité du changement climatique et des menaces  de plus en plus visibles qui pèsent sur l’avenir de la vie sur terre selon certains, cette transformation engagée et soutenue par les politiques publiques volontaristes, peut paraître insuffisante car elle ne va pas jusqu’à « subordonner la logique économique de la croissance à la préservation des mécanismes régulateurs de la nature indispensables à la vie sur terre ». 
  • Les documents publiés par les acteurs publics ou privés ne lient pas toujours systématiquement  ou de façon suffisante la notion de bioéconomie à celles de durabilité et de soutenabilité. Par exemple les biotechnologies peuvent permettre de produire des bioplastiques biosourcés, mais pas forcément biodégradables.
  • La question de la quantité de biomasse nécessaire aux activités engagées au titre de la bioéconomie pose question, quand les travaux sur ce sujet pointent :

    - d’une part qu’il est difficile de quantifier cette biomasse dans la durée puisqu’elle est elle-même tributaire des phénomènes climatiques et de leur impact

    - d’autre part que la biomasse quantifiée à l’heure actuelle ne couvre qu’une partie des besoins en intrants de notre société (de l’ordre de 20%) et qu’elle n’est donc pas suffisante en l’état actuel de la production et de la consommation
    - et enfin que la biomasse ne peut fournir les services que l’on attend d’elle qu’à la condition que soient mises en oeuvre une production durable dans les activités agricoles, forestières et aquacole afin de préserver dans le temps le potentiel de fourniture de ces ressources, et des politiques de préservation de la biodiversité dans son ensemble

     
  • La production de biomasse peut ne pas toujours être aussi vertueuse : par exemple les bioraffineries peuvent se montrer très gourmandes en eau, ce qui interpelle quant à la durabilité de ces activités tributaires d’une ressource considérée comme fragile aujourd’hui dans certaines zones du monde, y compris en Europe du fait de l’augmentation des sécheresses
  • Les conflits d’usage sur le foncier et sur la destination des cultures pour l’alimentaire, l’industrie ou l’énergie, ne sont pas toujours intégrés dans les stratégies bioéconomie, alors même qu’il faut s’attendre, par exemple, à une progression démographique à l’échelle mondiale qui exige de produire encore davantage pour l'alimentation afin d'assurer un minimum de sécurité alimentaire dans le monde  ; en France même si le Grenelle de l'environnement en 2007 indiquait clairement une hiérarchie dans les usages de la biomasse - alimentation puis matériaux puis énergie - l'alignement des acteurs de la bioéconomie sur cette hiérarchie des usages n'est pas toujours aisé à évaluer

Cette conception opérationnelle de la bioéconomie, conçue comme "le prolongement opérationnel du développement durable" (Paul Colonna 2014) n’est donc pas exempte d’ambiguïtés ou de difficultés en fonction des acteurs qui la mobilisent, et ne s’appuie pas toujours sur une approche système « au sens d’un système d’interdépendances complexe, autorégulé et autoreproducteur dans la reproduction duquel la vie …  joue un rôle primordial », pourtant indispensable selon les premiers penseurs de la bioéconomie.

En cela elle peut s’écarter donc quelque peu de la bioéconomie voulue par les premiers penseurs et centrée sur la compréhension des interdépendances au sein de la biosphère, dans laquelle l’activité économique doit s’insérer pour la préservation des mécanismes régulateurs de la nature essentiels à la vie sur terre.

Enfin l’approche sous-tendue aussi bien par les penseurs que les acteurs de la bioéconomie ne fait pas l’unanimité dans la communauté scientifique des économistes.

Les économistes les plus radicaux prônent une décroissance de la production et de la consommation et la réduction des besoins humains en s’appuyant sur les conceptions des premiers théoriciens de la bioéconomie, notamment les travaux de l'économiste et mathématicien Nicholas Georgescu-Roegen, une approche qui n’est pas systématiquement partagée par les autres tenants de la bioéconomie même si de telles visées peuvent néanmoins croiser les préoccupations de certains  d’entre eux ;

Les économistes les plus libéraux considèrent quant à eux, que des mécanismes de marché peuvent résoudre les menaces pesant sur la biosphère (exemple du marché des droits à polluer) et que le progrès technologique à venir, par exemple dans les biotechnologies ou dans les technologies de stockage de carbone, permettront de contenir les effets sur l’environnement de nos modes de vie, de production et de consommation, très loin donc de la pensée fondatrice de la bioéconomie.